Dans toute tradition, dans toute doctrine et dans toute institution de caractère religieux, il y a une référence explicite à un illo tempore. Ce « temps-là », ce « temps des commencements », concerne aussi bien l’apparition du monde, des dieux et des hommes que le moment où un être privilégié et exceptionnel, prophète ou dieu incarné, est venu répandre la « bonne nouvelle », c’est-à-dire l’instant de la Révélation. Il faut bien admettre que cet illud tempus est une nécessité absolue sans laquelle aucune croyance, aucun rite ne peuvent se justifier. Au passage, profitons-en pour dénoncer l’absurdité de la querelle entre religions révélées et les autres : c’est une fausse querelle due à l’impérialisme de l’Église catholique romaine et de l’Islam, les deux religions les plus sectaires que l’histoire ait jamais connues, cela par leur prétention à détenir une Vérité unique et définitive. Toutes les religions ont été constituées à partir d’une révélation, quelle qu’ait été celle-ci et quel que soit le jugement qu’on porte sur elle. Toute religion est révélée. Ou alors, aucune ne l’est.
Car le moins qu’on puisse dire, c’est que les circonstances de la Révélation sont davantage du domaine du brouillard que de celui du plein soleil. N’en déplaise aux thuriféraires du christianisme, l’existence historique du Christ n’a jamais pu être prouvée, et les textes officiels – dans l’Église – qui le concernent ont été tellement tronqués, arrangés ou mal traduits, qu’il est impossible, en dehors du domaine de la Foi, de se faire une opinion sur son cas. D’ailleurs, le véritable fondateur du christianisme est saint Paul, mais sa rencontre avec Jésus sur le chemin de Damas n’est qu’une expérience mystique individuelle qui ne peut, sous peine d’induction abusive, être celle de tous les chrétiens. Il en est de même pour Mohammed : ses visions, quelles qu’elles aient pu être, ont été des phénomènes purement subjectifs incontrôlables. Quant à la prédication du prophète, le Qoran ne nous permet pas de la connaître réellement puisqu’il s’agit d’une mise par écrit ultérieure effectuée par des disciples. Jésus et Mohammed n’ont rien écrit eux-mêmes, et sans doute seraient-ils surpris de voir comment on a recueilli leur parole. Il est vrai que Jésus faisait référence à Moïse, et Mohammed à Abraham : tous deux se retranchaient déjà derrière un illud tempus. Mais Abraham paraît bien être un personnage symbolique, pour ne pas dire mythologique, et Moïse est une figure mi-historique, mi-légendaire : d’ailleurs la révélation qu’a eue ce dernier sur le Mont Sinaï est, encore une fois, et en tout état de cause, un phénomène individuel. Cela n’a pas empêché saint Augustin et les Pères de l’Église de se gausser des légendes mythologiques des païens, les considérant comme les plus débiles des fables – au sens péjoratif du terme – ou comme des inventions du diable pour tromper le pauvre monde, opinion qui, à coup sûr, relève de la plus pure mythologie.
Il est indispensable de le répéter : sans la foi (expérience individuelle), l’illud tempus des religions dites révélées ne tient pas plus debout que les multiples récits mythologiques issus des religions dites païennes, ou non révélées. Ces dernières ne renferment pas plus d’absurdités que les premières. Mais les récits fondateurs du christianisme ou de l’Islam ne sont pas plus crédibles que ceux de l’hindouisme, de la religion grecque ou du druidisme. Ce n’est pas faire preuve d’agnosticisme que d’affirmer cette évidence, c’est seulement prétendre que nul n’est en droit de se prétendre le seul et unique dépositaire de la Vérité.
On a reproché aux textes celtiques d’être tardifs, d’avoir été recueillis après la christianisation, et donc d’avoir été tronqués, arrangés, mal traduits. Où réside la différence avec les textes chrétiens, écrits bien après la mort du Christ en langue araméenne, traduits en grec et retraduits en latin sur le texte grec. Et où est donc le texte araméen des Évangiles ? D’ailleurs le premier texte chrétien (en réalité judéo-chrétien) est l’Apocalypse de Jean. Viennent ensuite les Épîtres de Paul. Quant aux Évangiles, ils ont été rédigés après, en tant qu’illustration des Épîtres. Les chrétiens convaincus de l’authenticité de leurs textes seraient mal venus de refuser aux textes celtiques irlandais et gallois une valeur qu’ils reconnaissent sans discussion à leurs propres textes. Ce serait de la malhonnêteté intellectuelle. Mais les enjeux socio-économiques ont été tels, au cours des siècles, qu’il a bien fallu faire des choix, en esquivant les problèmes[41].
Tout cela ne veut pas dire que le druidisme est la « vraie » religion. Cela signifie simplement que le druidisme et tous les textes qui s’y rapportent sont dignes d’intérêt au même titre que les grands textes de la religion chrétienne ou de toute autre religion. On y découvrira, à travers des croyances spécifiques, des rites particuliers, une conception originale du monde et surtout de « l’Autre Monde », la même recherche spirituelle de l’être humain face à son destin. Et ce n’est pas sans raison que les Celtes, principalement les Irlandais, sont passés, sans heurt et sans grands problèmes, du druidisme au christianisme[42].